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CONFIDENTIEL ? par Marcel Marnat

“Il est tout aussi agréable d’écouter de la musique
qu’il est déplaisant d’en entendre parler.”

Georg Christoph Lichtenberg

On connaît mal la genèse de ces treize courtes pages (la plupart durent moins de trois minutes) que Haydn rédigea pour lui-même, « en dehors de toute commande ». Un travail presque secret qu’il entreprit vers la fin de 1796 et poursuivit (ou tout au moins retoucha) longuement, au fil des années.
Si ces pages sont toujours de noble inspiration, il faut songer que Haydn n’était jamais monolithique et que, simultanément, il épinglait à son mur quantité de menus Canons élaborés sur ses pensées fugitives et parfois pendables.
Au départ, le projet qui nous intéresse devait réunir vingt- cinq pièces, mais autant la difficulté de trouver des textes suscitant son inspiration que les fatigues de l’âge l’amenèrent à stagner puis à s’arrêter, définitivement, au treizième morceau, début 1797. De rares copies peuvent en avoir circulé, séduisant plusieurs éditeurs, mais Haydn refusa toute publication jusqu’ à ce qu’en 1802, le Comte von Browne (par ailleurs protecteur du jeune Beethoven qui lui dédiera ses superbes Trios à cordes Op. 9) lui en propose cinq cents florins. Haydn ne détestait pas l’argent et ce pactole le fit fléchir. Ces oeuvres inconnues furent immédiatement inscrites dans les Oeuvres complètes qu’avaient entreprises Breitkopf & Härtel. Ruineuse, cette première édition allait être doublée par une publication séparée, réclamée par Haydn lui-même qui donc souhaita soudain, à ces Trios et Quatuors vocaux, une plus large diffusion. Le recueil suscita dès lors une grande admiration, notamment à Berlin, celle de Zelter auquel on doit la résurrection de J.S. Bach.
Publiées selon l’ordre alphabétique de leurs titres, ces polyphonies très soignées sont, de nos jours, abordées avec plus de subtilité et les (rares) éditions modernes (notamment discographiques) les redistribuent avec le souci de souligner leur diversité expressive tout en variant les couleurs et les densités sonores. Répartissant les textes selon trois thèmes (Vie en société, De l’amour, Face à Dieu), le présent enregistrement met plutôt en valeur le caractère autobiographique du recueil, ce qui a l’avantage de rendre plus naturelles encore les pages caractéristiquement haydniennes où les malices de la musique semblent contredire le texte.
Sur ce point il importe de souligner que, contrairement à certains intitulés (et parfois aux allusions de Haydn lui-même), il ne s’agit absolument pas de lieder développant un message de façon linéaire mais bien de polyphonies, de facture quasi instrumentale, négligeant la perception du texte au profit d’élaborations savantes, réutilisant des phrases ou des fragments de vers, pour les superposer selon une grammaire purement musicale, écriture très calculée, devant être abordée globalement.

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Si nous fixons à 1796 le début de l’entreprise haydnienne, nous allons à la rencontre d’un musicien de 64 ans, (âge vénérable à l ‘époque) au faîte d’une gloire européenne unique dans toute l’Histoire de la musique. Désormais retiré dans sa lumineuse maisonnette de la banlieue viennoise, il y est accablé de travail et préoccupé par un élève incommode qui va très vite se distinguer par son ingratitude : Beethoven. Considérant sans vanité ni orgueil que le génie qu’on lui accorde n’est que le fruit d’un énorme travail et d’une exigence de tous les instants, (ignorant, évidemment, ce qui est pour nous l’essentiel : son incomparable don de mettre en relief voire à conférer de l’urgence à tout ce qu’il aborde) c’est donc avec une déconcertante humilité qu’il envisage de faire le point sur sa perception de la vie et son expérience du métier. Expérimentateur infatigable, Haydn eut, certes, très tôt, la chance, né paysan dans une ferme de Basse-Autriche, d’attirer l’attention et bientôt la convoitise de quelques- unes des plus fastueuses familles européennes. Faut-il croire aux miracles ? Aussi autocratiques fussent-ils, ces maîtres successifs surent apprécier et encourager son intrépidité naturelle, tremplin d’un art aussi élaboré qu’il semblera naturel, séduction qui venait de le mener jusqu’à la cour du Roi d’ Angleterre...
Profondément pieux (alors que tout le Siècle des lumières s’orientait vers le scepticisme), Haydn attribuait donc sa sûreté de main à la bienveillance céleste. Dès lors, cet homme malicieux mais bienveillant, moralement souverain, s’affirmera soucieux seulement d’approcher l’infaillibilité divine.
Les fatigues de l’âge commençant à opposer leurs limites, il réduit ses activités, n’illustrant plus guère, dans le domaine instrumental, que le quatuor (qu’il avait créé) et réservant le reste de son inspiration à la musique religieuse. Naissent alors ses dernières Messes symphoniques (deux en1796 !) ainsi que le projet de La Création, oratorio visionnaire qu’il souhaitait digne de l’Ancien Testament. Cette évolution méditée sera finalement couronnée par une immense synthèse panthéiste : Les Saisons.

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C’est donc en contrepoint de ces ambitions démiurgiques (car selon la mentalité du XVIIIème siècle, plus on était humble, plus on devait s’évertuer à simuler l’infaillibilité divine) que Haydn entreprend ce que nous pouvons lire aujourd’hui comme le plus inattendu des journaux intimes, confession méticuleusement mise au point et restituant la clarté de ses vues avec la maîtrise sans faille déployée en ses oeuvres « officielles ».
Les traductions (tous les textes sont en allemand) permettront d’apprécier en détail la finesse et la variété d’approche qui est alors celle d’un compositeur qui, soit dit en passant, ne révèle pas une prospection de lettré, mais traduit l’adhésion à quelques formulations heureuses, trouvées dans des anthologies dont l’époque se satisfaisait. En effet, il s’agit moins de « poèmes », au sens XIXème siècle du terme, que de l’expression élégante de points de vue et de réflexions, parfois acerbes, en lesquelles le compositeur se reconnaissait. Ses remarques réjouissantes concernant la société londonienne disent assez que cet art à la fois subtil et vigoureux est l’exact contemporain des pénétrants Aphorismes de G.C. Lichtenberg.

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Ces billets intimes étaient pourtant destinés à être exécutés. En témoigne, comme certaines de ses oeuvres parmi les plus remarquées (finale de la Symphonie Les Adieux ou dernières mesures du Quatuor dit « des compliments ») l’intervention d’un facteur purement visuel : le dernier mot (stumm : muet) du preste Beredsamkeit (Éloquence) doit en effet rester figé sur les lèvres des chanteurs et ne susciter aucun son, afin de faire sourire les spectateurs (notre enregistrement suggère l’effet par un léger bruit de souffle). C’est là le seul texte dû à un grand écrivain. Lessing y fait un pied nez plein d’esprit à ceux auxquels le vin du Rhin délie la langue. À grand renfort de silences, de ruptures de rythme et de hoquets roboratifs, Haydn incite au mutisme que saurait inspirer l’eau pure.
Die Warnung (L’avertissement) utilise un texte anonyme traditionnel, quelque chose comme une comptine un rien paranoïaque : le mal est partout, prêt à nuire... Le choix de Haydn, si confiant, peut surprendre et d’ailleurs, le caractère enjoué du morceau semble railler ces frayeurs inutiles…n’étaient deux reprises plus graves sur Freund, ich bitte, un rien ébranlées par le doute. La dernière phrase sera soudain inquiète.
Contemplation de la mort (trois voix) ne peut que confirmer. Mais ce sera la page la plus courte du recueil : quelques phrases seulement avec une introduction interrogative du piano. Ce caractère suspendu, à la limite de l’angoisse, est un des moments les plus expressifs de tout l’oeuvre de Haydn.
Le texte de Der Greis (le vieillard) semble plonger encore davantage dans l’intranquillité : Hin ist alle meine Kraft (ma force a fui). C’est pourtant un chant clair et dispos qui fait cette constatation, même si, fugitivement, il va se faire apeuré : la mort frappe à ma porte. Alors la Foi de Haydn surgit soudain, victorieuse : remercie le ciel. Toute ta vie fut harmonieuse ! Et la pièce s’achève dans une sérénité magnifique, délicatement nuancée, à l’extrême fin du morceau, par un résidu d’accompagnement. Résigné ? Narquois ? Dieu seul le sait !... Reste qu’à la fin de sa vie, le musicien fit graver Hin ist alle meine Kraft sur ses cartes de visite...
Harmonie du ménage est une des très rares allusions directes à la vie même de Haydn. Ayant épousé sans élan une femme acariâtre et terre à terre, il ne pouvait que faire rayonner ce texte où le poète prétend que, chez lui, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Une polyphonie virtuose nous propulse de même au comble du bonheur !
Der Augenblick que l’on traduit par « L’instant favorable», donne de la vie amoureuse une vision enjouée mais pessimiste : seule une fortune imprévisible peut venir en aide à l’amoureux transi. Polyphonie serrée, évoquant les tentations du monde tandis que deux parenthèses, plus tendres, avertissent du peu de chances à espérer. Par la souplesse et l’intensité des enchaînements, c’est là un des plus parfaits chefs-d’oeuvre de Haydn.
A un cousin (trois voix hautes) est une petite lettre résolue à un parent raisonneur. Enjouement et grâce sans pareilles (vocalise avant la chute !) avant l’ivresse de la réplique finale : si je suis fou d’amour, je m’en trouve très bien.
Voilà qui amène à un hymne assez oblique au pouvoir des femmes (trois voix : deux ténors et basse mais pas trace de dialogue !), transcription par le célèbre Bürger d’une ode anacréontique constatant, avec enjouement, combien les animaux sont mieux protégés que l’homme le mieux armé contre le sexe faible… Il est vrai que les bestiaux ignorent ce qu’est la beauté...
Même sentiment personnel pour Daphné. Elle a décidément toutes les qualités sauf celle de savoir aimer. Ici encore discrète allusion, amère mais sublimée, à une détestable épouse. Haydn n’est pourtant pas homme à s’apitoyer : contrepoint d’une austérité parodique, délicatement attendri lorsqu’on évoque ce manque essentiel... On ne sait ce qui est le plus admirable, ici, de la musicalité ou de l’intensité expressive (superbes modulations de la fin).
Ce chapitre subtilement doux-amer se devait de finir par Il y a un temps pour tout, bref carillon vocal appelant à une tonique union de toute la communauté, seul espoir de bon sens universel. Dès lors, ces sagesses volontiers populaires se dépouillent et l’Homme se retrouve face à Dieu. On ne sait pas dans quel ordre Haydn composa ce recueil mais la Foi qui en émane, légitime notre condensation finale de trois pièces relevant plus nettement que jamais de la prière.
Largement préludé par un piano primesautier, le texte de Contre l’arrogance raille sévèrement quiconque oublierait la contrition nécessaire au chrétien. Tendre et exceptionnellement chantante, la musique de toute la seconde partie convainc cependant que le croyant ne saurait faillir.
Pure prière vespérale, Abendlied zu Gott s’épanouit sur deux vers de Gellert (déjà plusieurs fois sollicité) mêlant contrition et reconnaissance. Caressant et non suppliant, l’appel au divin tisse autour du texte un contrepoint aussi limpide qu’innocent.
À cette page, quasi concertante et généreusement étalée, on a tenu à opposer la brièveté enjouée du Danklied zu Gott : tout est grâce, certes, et tout sera accompli. À nouveau, la limpidité chantante l’emporte sur toute solennité ostensible, bonheur étal protégé par la main du Seigneur.

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Composée en 1784 (l’année du Mariage de Figaro), la 53ème Sonate, bien qu’en mineur, affiche d’emblée une félicité sans ombre qui serait celle du Siècle des Lumières si, on l’oublie trop souvent, ces temps « heureux » n’avaient été traversés par des guerres incessantes. Dès lors, notre succession de couplets virtuoses, dans la dernière partie, perd cet allant pour accueillir de brèves contritions, ombres auxquelles fera écho l’adagio. Interrogatif, sa pente, subtilement entravée, va déboucher sur une large péroraison, de plus en plus inquiète pour ne point dire douloureuse. Reste que selon la morale du siècle, on ne saurait laisser l’auditeur dans le malaise : vivace molto, le finale se voudra réjoui. Régulièrement stoppé avec malice (Haydn notait que les silences sont ce qu’il y a de plus dur à écrire) il saura graver dans l’esprit de l’auditeur un de ces motifs qui le hanteront durablement.
Le chant avait la primauté dans le généreux allegro moderato de la 31ème Sonate, en La bémol, antérieure de quinze ans (1768-70 : Sturm und Drang dans les pays allemands, mariage de Marie-Antoinette, soulèvements en Nouvelle-Angleterre). L’oeuvre n’en est pas moins énigmatique et reste rarement jouée tant elle déjoue les articulations confortables des sonates de l’époque. Comme souvent chez Haydn, discours entrecoupé de fréquents silences d’où un certain malaise compromettant l’oisellerie libérée par un piano enivré de son propre babil.
Plus ample encore, l’Adagio n’apaisera guère nos incertitudes : il installe d’emblée une immense phrase, très ornée, et qui ne parviendra pas à se poser. Un silence soutenu lancera le discours dans une nouvelle direction mais on reviendra au premier thème, discrètement varié. On se persuaderait volontiers qu’un si long chant éploré (et bâti sur un matériau si raréfié qu’il en paraît flirter avec le vide) impressionnera beaucoup Ravel qui (contrairement à ses dires) semble avoir médité ces mouvements lents de Haydn lorsqu’il entreprit l’adagio assai de son Concerto en Sol... Après ce long cheminement
au bord du vide, les réconforts exigés par le XVIIIème siècle vont prendre un caractère presque narquois.
Quasiment trois fois plus court que le mouvement précédent, le presto final convainc à son tour qu’il y a un temps pour tout ! ... Haydn n’était-il pas plus qu’un musicien ?